L’élection présidentielle n’aura pas lieu, No vote!, Boycott 2017, Manuel de survie dans l’isoloir… Vous y avez peut-être pensé aussi: et si la question, les 23 avril et 7 mai, n’était pas «pour qui voter» mais «faut-il voter»? Dans les sphères utopistes ou désabusées, modérées ou radicales, des prises de position émergent en faveur de l’abstention ou du vote blanc, si possible massifs, pour l’élection présidentielle. Elles prennent la forme de livres, de contre-campagnes ou de spectacles. Un abstentionnisme politisé qui est la partie visible d'un iceberg de refus très divers.
Dans son récent livre Plus rien à faire, plus rien à foutre, le directeur général délégué de l’institut de sondages Ipsos, Brice Teinturier, évalue les «prafistes», ces Français qui se disent indifférents ou dégoûtés de la politique, à près de 30% de la population. Tous ne s’abstiennent pas (en 2012, l'abstention et les votes blancs et nuls représentaient plus de 24% du corps électoral au second tour), mais «la “Praf attitude”, c’est-à-dire le détachement de plus en plus profond vis-à-vis de la politique, est un phénomène en voie d’émergence», nous explique le politologue, qui constate notamment «une demande de morale et d’exemplarité»: «Une fois qu'on a posé ça, l'idée, c'est de voir si la campagne va ramener les “Prafistes” dans le jeu.»
Ce jeu, certains sont déjà bien décidés à en sortir, et à le clamer haut et le fort. «Il n’y aura pas d’élection présidentielle», prédisait ainsi une tribune publiée sur le site Lundi matin en septembre 2016. Contre le «cirque électoral», le texte appelait joyeusement «à la constitution d’un contre-espace public et politique partout en France», comme lorsque l’université d’été du PS avait été reportée et déplacée de Nantes à Brest l’été précédent.
L’élection présidentielle 2017 n’aura pas lieu est aussi le titre d’un roman d’anticipation, paru en septembre aux Éditions La Découverte, et dont l’auteur reste anonyme. A la tête de la maison d’édition, Hugues Jallon se montre enthousiaste:
«C’était le livre politique que j’avais envie de publier dans la perspective de ces élections. Plutôt que de jouer à se faire peur, il a le mérite d’essayer d’imaginer une issue heureuse.»
Le récit raconte une campagne 2017 bouleversée par une volonté abstentionniste hétérogène et massive. Les initiatives populaires émergent, rappelant celles du mouvement Nuit Debout. Elle sont renforcées par la «révolte des maires», qui font la grève des signatures, et par celle «des petites voix sondagières», qui arrêtent de nourrir les enquêtes d'opinion. Jusqu'à faire annuler les résultats de l'élection –moins de 10% de participation oblige– et à provoquer l'auto dissolution de l'Assemblée nationale et la préparation d'une élection constituante. Utopiste et pragmatique à la fois, le pamphlet décrit un printemps 2017 qui chante, sans entrer dans les détails: «Pour l'instant, on commençait par faire exploser le Grand Verrou. On verrait ensuite.»
Si plusieurs prévisions du livre se sont révélées inexactes, notamment le casting de cette campagne présidentielle de toutes les surprises –pas de Cécile Duflot, ni de François Hollande, ni de Nicolas Sarkozy— «les données du problème n’ont pas changé», veut croire Hugues Jallon. «Ces mots et ces humains [impliqués dans la campagne, nldr] sont usés jusqu’à la corde: il faut qu’elle craque», écrit l’auteur, qui ne doit pas se sentir démenti par l’affaire Fillon et les rassemblements qu’elle génère contre la corruption des élus.
Dans les faits, certains se sont mis à l’œuvre pour malmener l’élection. Dans la foulée de la mobilisation contre la loi Travail, des militants ont lancé la plateforme Boycott 2017, qui propose d’imprimer des tracts et des affiches pour mener une autre campagne, «anticapitaliste, antifasciste et révolutionnaire». «On ne croit pas qu’un grand sauveur va sortir des urnes», explique Félix, militant en Île-de-France. En tractant sur les marchés, «surtout dans les quartiers populaires», il constate que «beaucoup de gens pensent que ces élections ne sont pas la solution. Nous leur proposons d’autres modes d’engagement, de mener des luttes concrètes. [...] Par exemple, en ce moment, l’affaire Théo touche tout le monde. Sur la question des violences policières, c’est par le bas, par les citoyens, qu’on fera bouger les choses.»
À St leu la Forêt ( 95 ) #Boycott2017 Mélenchon, qui défend les exportations d'armes françaises,n'est pas épargné... @JLMelenchon @jlm_2017 pic.twitter.com/zVxgUe7Tr6
— Boycott 2017 (@Boycottons2017) 29 janvier 2017
Au-delà des groupes révolutionnaires et anarchistes, la politologue Céline Braconnier, directrice de l’Institut d'études politiques de Saint-Germain-en-Laye et coauteure de La démocratie de l’abstention (2007), constate que des appels à l’abstention se répandent dans de nouvelles sphères:
«La justification politisée de l’abstention s’étend dans des milieux politisés où jusque-là le vote était la norme. Ce discours est valorisé et se diffuse. L’abstention est ainsi compensée par d’autres formes de participation politique: dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans la rue… Ces abstentionnistes trouvent un moyen de contourner les structures partisanes.»
Une autre «contre-campagne présidentielle», Miroir 2017, lancée par des proches de Nuit Debout, veut elle aussi montrer que les candidats ne font pas tout. Cette initiative présente des actions citoyennes qui devancent les propositions politiques. Son slogan: «Les candidats déroulent les promesses? La société civile a déjà ses solutions.»
@EmmanuelMacron #Politique #Democratie ? l'engagement c'est chaque jour, grâce aux initiatives de la #sociétécivile -> #Miroir2017 pic.twitter.com/RwtLcuP4x7
— Miroir 2017 (@Miroir2017) 1 février 2017
Agir s'avère indispensable pour Chabanne, étudiant de 26 ans, abstentionniste assumé et serein. Il vit dans une Kaps, une colocation à projets solidaires, en Île-de-France:
«Je ne cautionne pas ce système politique, il repose sur des logiques de partis dépassées. Pour moi, la question du vote est dérisoire, je me place à une échelle plus locale, j’essaye de voir ce que je peux faire avec les gens qui sont autour de moi. À ce niveau, on a vraiment un impact sur les choses. Je crois que les gens sont lassés que les autres agissent pour eux. »
Il n’a voté qu’une fois, à 19 ans, sous la pression de son entourage. Bulletin blanc. Puis il a considéré que «mettre un bout de papier dans une boîte» était «une perte de temps», qu'il valait mieux regarder un film ou aller voir des amis. Il le dit sans défaitisme, sourire aux lèvres, car il compense ce choix par d'autres actions collectives. Certains abstentionnistes restent en revanche impuissants, constate Céline Braconnier:
«Pour la majorité des abstentionnistes, le non-vote n’est remplacé par rien. Ces “inaudibles”, souvent en situation de précarité, n’ont plus les moyens de se faire entendre. On ne les retrouve pas dans les dispositifs de démocratie participative.»
Ou pour le dire autrement, constate la politologue: «L’abstention politique est un épiphénomène, elle se développe dans un milieu doté de ressources.»
Dans son spectacle Manuel de survie dans l’isoloir, qui s’est tenu cet hiver à Paris, le chroniqueur de France Inter Frédérick Sigrist interroge le sens démocratique du vote. Pendant une heure, sur une scène transformée en isoloir, l’humoriste est tiraillé. Il dresse le bilan du dernier quinquennat, sans parvenir à trancher entre les candidats. Un bulletin de vote dans chaque main, il demande au responsable fictif du bureau de vote: «Pardon… Il n’y en a pas d’autres?»
«Avant le quinquennat, je trouvais qu’on avait un panel politique suffisamment large, confie-t-il à Slate. La pratique du pouvoir socialiste a créé une cassure. [...] On en est arrivés à un point où l’abstention et le vote blanc ne sont plus seulement une absence, mais l’expression de quelque chose: “J’en ai assez”. J’ai voulu exprimer cette colère.»
Qu’on ne fasse plus le coup du «vote utile» à Frédérick Sigrist. Le comédien en a assez d’être «poussé à la consommation politique»: «Quand on va essayer des fringues dans un magasin, on n’est pas obligé de repartir avec des vêtements qui ne sont pas à notre taille. Pour le vote, c’est pareil.» Plus de vote-devoir donc, mais une abstention à la carte.
Cette position est moins difficile à assumer qu'auparavant, car «la norme civique du vote, celle qu’on apprend à l’école, a beaucoup moins d’influence et d’efficacité aujourd’hui», constate le politologue Loïc Blondiaux.
Le livre No Vote!, du chroniqueur et ancienne plume de François Bayrou Antoine Buéno, tente d'ailleurs de déculpabiliser l’abstention. «Non par haine de la démocratie, mais par amour de sa formule directe», défend Michel Onfray dans la préface. «Compte tenu de la situation pour le moins inconfortable [...] dans laquelle se trouve l'électeur, il n'y a pas de bonne réponse, constate l'auteur. L'électeur est littéralement piégé.»
Pour certains, comme Chabanne, c'est déjà une évidence, l'abstention n'est pas un péché démocratique: «“Des gens sont morts pour que tu puisses voter”, plus personne n’ose sortir cet argument là, si?, s’amuse-t-il. J’espère qu’ils ne sont pas morts pour “ça”…» L’humoriste Pierre-Emmanuel Barré envoyait aussi cette argument dans les cordes, dans une chronique sur France Inter début février.
Céline Braconnier constate un «effet de génération»:«On ne retrouve pas de culpabilité à s’abstenir chez les jeunes, contrairement aux plus de 50 ans. Outre l’effet d’âge [la participation politique augmente avec l’âge, ndlr], il y a un effet de génération. Les 18-30 ans ont le sentiment que le vote est un droit et moins un devoir. Ils sont plus exigeants à l’égard de l’offre politique et conditionnent leur participation. Donc si ça se confirme, il faut s’attendre à une augmentation de l’abstention.»
Une preuve... du pouvoir de la présidentiellePlus qu’une tendance sur le long terme, l’abstention reste une pratique intermittente, nous rappelle la chercheuse:
«La proportion de personnes qui s’abstiennent de façon constante, c’est-à-dire à chaque élection quelque qu’elle soit, est toujours autour de 10%. Ce chiffre n’augmente pas. En revanche, c’est la participation intermittente qui augmente.»
Les électeurs conditionnent leur participation à l’offre politique et à l’enjeu supposé du scrutin. Et s'il y en a un qui mobilise, c'est la présidentielle. Pour élire leur président, les Français se déplacent. Les même personnes qui s’abstiennent aux régionales ou aux européennes ne manquent pas le rendez-vous quinquennal. Et pour cause, regrette l’auteur de L’élection présidentielle n’aura pas lieu, «on nous fait croire depuis tout petit qu’[elle]est le summum […] de notre vie politique, l’acte fondateur de notre communauté nationale».
C'est tout le paradoxe de la présidentielle. C'est l'élection de toutes les passions: à la fois la plus détestée et la plus mobilisatrice. Son agenda s'impose à tous. Même sans grande envie, impossible d'y échapper. Pour ceux qui en ont assez d'élire un homme providentiel, qui pensent que l'abstention est le point de départ d'une nouvelle organisation politique, c'est aussi le moment de faire savoir.
La présidentielle phagocyte si bien le paysage politique que même pour exister sans elle, il faut exister contre elle et en même temps qu'elle. Car qui penserait à faire une contre-campagne pour renverser le cours des régionales ou des européennes?
Source:http://www.slate.fr/story/138128/abstention-2017-boycott-presidentielle