Transmis par Alain le 27 mars 2017
Bonjour,
Je vous envoie une opinion à propos des élections. Je ne suis pas sûr que ça va vous plaire, mais j'envoie quand même la purée.
Alain Habib
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A l’occasion de l’élection présidentielle d’avril et mai 2017, comme pour chaque élection majeure, la question de l’abstention, voire du boycott des élections se pose. La tendance nouvelle toutefois, c’est que l’abstention a cessé d’être une attitude individuelle et silencieuse. L’abstentionnisme devient militant. Il a en quelque sorte son programme, son argumentaire. Il devient un actif.
Les candidats et les partis politique – et c’est bien normal- dénoncent et combattent l’abstentionnisme parce qu’ils souhaitent que les électeurs votent pour eux. Et pour cela, il faut qu’ils commencent par voter. Parmi les arguments mis en avant, il en est un qui revient : le droit de vote est une conquête. Il fallu lutter pour l’arracher. Maintenant que nous l’avons, il faut s’en servir. Cet argument porte indéniablement. On le retrouve dans la bouche de nombreuses personnes qu’un journaliste interroge sur leurs intentions d’aller voter.
Le cheminement est le suivant : le suffrage universel a été une conquête arrachée dans la douleur. Comme il est une conquête, il constitue un progrès politique. Et comme il est un progrès politique, nous devons nous en servir.
Il me semble que les choses ne sont pas aussi simples. Et que, par conséquent, nous aurions intérêt à réfléchir à cette idée que le suffrage universel constitue un progrès politique.
Il est logique et normal de penser que ceux qui se battent pour un droit en seront les bénéficiaires s’ils l’obtiennent. Car, s’il en était autrement, pour quelles raisons se battraient-ils ? Par ailleurs, il ne fait aucun doute que, durant la première moitié du XIXe siècle, la lutte pour le suffrage universel opposait les couches les plus populaires et les plus radicales, les ouvriers en particulier, à l’aristocratie de la bourgeoisie, seule suffisamment fortunée pour atteindre le cens électoral. Faut-il rappeler que sous la monarchie de Juillet, le nombre d’électeurs, pour un pays de 30 millions d’habitants, était moindre que 240 000 ? Et c’est l’insurrection populaire victorieuse de février 1848 qui a imposé le suffrage universel à une bourgeoisie qui ne voulait pas même entendre parler d’un abaissement du cens électoral.
Il est indéniable également que l’avènement du suffrage universel en 1848 a suscité un immense enthousiasme. Il est apparu comme l’avènement tant attendu d’une véritable souveraineté du peuple et le début d’une ère de bonheur et de concorde sociale. Dans l’imaginaire populaire de l’époque, le suffrage universel, c’était le peuple se libérant de ses chaînes.
Toutefois, le fait que le suffrage universel a été chèrement payé du prix d’une longue lutte et du prix du sang, le fait qu’il a suscité un immense enthousiasme, qu’il a été vécu comme une grande conquête politique ne doit par nous interdire d’y réfléchir parce que nous avons aujourd’hui presque deux siècles d’expérience du suffrage universel et que nous sommes pour cela, plus à même de le considérer objectivement.
Les anarchistes se sont opposés immédiatement à la participation aux élections qu’ils dénonçaient comme une duperie. Le mouvement ouvrier socialiste, particulièrement marxiste, pensait tout comme les anarchistes que le suffrage universel était une duperie, mais contrairement à eux, il estimait qu’il était possible de l’utiliser, de le retourner en quelque sorte au profit des travailleurs.
Mon opinion, que chacun est libre de ne pas partager, c’est que c’est le contraire qui s’est produit, comme l’a montré toute l’histoire du mouvement ouvrier du XXe siècle. Ce n’est pas le mouvement ouvrier qui a utilisé le suffrage universel mais à l’inverse, le suffrage universel – en d’autres termes, l’État – qui a utilisé le mouvement ouvrier.
Il me paraît extrêmement important de comprendre que les élections se sont transformés en un moyen d’organiser une vaste corruption légale.
Dans l’esprit des révolutionnaires de 1789, les députés ne devaient pas faire de leur mandat un métier. « Si parmi nous, déclarait Robespierre, les fonctions de l’administration révolutionnaire ne sont plus des devoirs pénibles mais des objets d’ambition, la république est déjà perdue. Il faut que les législateurs se trouvent dans la situation qui confond le plus leur intérêt et leur vœu personnel avec celui du peuple ; or, pour cela, il est nécessaire que souvent ils redeviennent peuple eux-mêmes. Mettez-vous à la place des simples citoyens, ou de celui qui est sûr de n’être bientôt plus qu’un citoyen, ou de celui qui tient encore à son pouvoir par l’espérance de le perpétuer. ». Discours de Robespierre à la constituante, le 18 mai 1791.
Or, que s’est-il passé ? Exactement l’inverse. Une fois entrés dans le cercle magique, les législateurs retournent rarement à la base. Ils ne redeviennent plus peuple. Les fonctions politiques se sont professionnalisées.
Qui dit élections, dit candidats aux élections, dit partis politiques, dit élus, dits assistants d’élus, dit frais de mandats, etc. Il faut financer tout cela. Il faut rembourser les frais de campagne, financer les partis politiques, il faut accorder un traitement aux parlementaires… Tout cela avec l’idée que plus les élus auront de moyens (en personnel, locaux, informatique, téléphone, fax, timbres, logement, déplacements, permanences, etc.) mieux ils feront « leur travail ». La vérité, c’est que le système électoral a créé une caste parasitaire coupée de la population et des réalités de la vie.
C’est le fait que le système électoral est un moyen de corruption qui a permis de corrompre les dirigeants du mouvement ouvrier. Les campagnes électorales devaient, au départ, être une tribune pour exposer le programme et les idées socialistes. Mais rapidement, l’objectif a c changé. Il ne s’agissait plus de faire de la propagande socialiste (dans le bon sens du terme) mais de « gagner » les élections. En d’autres termes, d’avoir le plus grand nombre d’élus possible. Mais comme, une fois au fond de l’urne, un bulletin en vaut n’importe quel autre, peu importent finalement les raisons pour lesquelles l’électeur l’a choisi. De la sorte, le but des campagnes électorales est devenu non plus d’exposer le programme, mais d’avoir des électeurs. Mais lorsque l’objectif prioritaire est de remporter une élection, il faut sacrifier le discours pour s’adapter à la mentalité de l’électeur. Il y a dès lors une inversion. Au lieu que les électeurs apprennent des discours électoraux, ce sont au contraire les discours électoraux qui s’adaptent aux électeurs.
Frédéric Engels, le compagnon de Marx, pensait que le suffrage universel était un indicateur de la maturité de la classe ouvrière. Il pensait que ceux qui votaient socialistes étaient ceux qui avaient assimilé les idées socialistes. Mais ceci n’est vrai que si ce ne sont pas les socialistes qui assimilent les idées de leurs électeurs. Alors, le suffrage universel cesse d’être un indicateur de la maturité de la classe ouvrière pour devenir un indicateur de l’opportunisme des candidats socialistes.
.Il est logique et normal de penser que ceux qui se sont battus pour un droit en ont été les bénéficiaires, mais il peut y avoir des exceptions. Et je pense que le suffrage universel en est une. Nous devons malheureusement convenir qu’un phénomène d’inversion s’est produit: ceux qui se sont battus pour le suffrage universel en sont devenus les perdants, ceux qui, de toutes leurs forces et de toutes leurs âmes avaient lutté contre lui, en sont sortis bénéficiaires.
Ce qui corrobore l’existence de cette inversion, c’est que de nos jours, ce sont les couches les plus populaires qui se détournent du suffrage parce qu’elles comprennent qu’il ne leur donne pas les moyens de peser politiquement. Et ce sont les élites politique et médiatique qui appellent les gens à participer aux élections.
Il est indéniable que le suffrage universel a été une conquête, qu’il a été vécu comme un immense progrès politique. Mais le fait qu’il a été vécu comme un progrès politique ne doit pas nous amener à en déduire mécaniquement qu’il en est un. Raisonner ainsi, ce serait fermer les yeux sur les leçons de deux siècles de pratique concrète du suffrage universel.
Alain