Le 27 juillet 2016
Laisser le hasard désigner les dirigeants d'une collectivité ? L'idée peut paraître farfelue. Ses défenseurs ne manquent pourtant pas d'arguments.
Choisir ses chefs par tirage au sort... Cette pratique a longtemps eu cours dans la Grèce antique. La méthode qui confie au hasard la désignation d'un dirigeant fait aujourd'hui un retour en force. « Son utilisation connaît une recrudescence qui peut être jugée surprenante », note ainsi Gil Delannoi, chercheur au Centre d'études de la vie politique française (CEVIPOF, rattaché à la Fondation nationale des Sciences Politiques et au CNRS).
En 2011, les Islandais ont ainsi désigné les membres de leur assemblée constituante. Et c'est par tirage au sort que le collectif Demorun a composé sa liste pour les dernières régionales sur l'île de la Réunion.
Cette liste a réuni 1,47 % des voix lors de ces élections qui se sont tenues en décembre dernier. « Plusieurs élus d'Europe Écologie-Les Verts sont venus me voir récemment pour discuter des bienfaits du tirage au sort, mais je n'ai pas donné suite, car je ne roule pour aucun parti », énonce François Amanrich, 66 ans, fondateur en 1999 du Mouvement des clérocrates de France. Une association qui milite pour l'expérimentation de ce mode d'investiture politique et qui tire son nom du terme (κληρωτήριον ou Klêrôtếrion) qui désignait l'urne servant, dans l'Antiquité, à cette variante du loto.
Bingo !
Pour Gil Delannoi, auteur d'une note sur « le tirage au sort en politique » en 2010 pour la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), « les usages du tirage au sort sont multiples. En politique, dans certaines situations, son utilisation permet à un groupe de prendre des décisions ou de désigner des responsables. Elle s'inscrit dans une perspective à la fois égalitaire et libérale : le hasard, en effet, ne favorise aucun candidat et rend vaines toutes tentatives de corruption et d'abus de pouvoir. Il peut par ailleurs s'appliquer à toutes les échelles, du plus petit groupe à la nation entière ».
« La démocratie athénienne [à partir des réformes de Clisthène en 508 avant notre ère, NDLR] faisait un usage fréquent de cette méthode pour désigner à la fois ses dirigeants politiques et ses juges. Nous en avons gardé la trace dans la manière dont nous composons les jurys populaires des cours d'assises », explique François Amanrich, qui a consacré deux livres* au sujet.
Les enseignements de l'Histoire
C'est de l'histoire politique que François Amanrich tire la conviction que ce système « clérocratique » peut marcher. « Le régime a fonctionné pendant plusieurs siècles à Athènes. Plus tard, à la Renaissance, les Doges de Venise ont eux aussi été tirés au sort », argue-t-il. Faute d'avoir pu concourir aux dernières élections présidentielles, où il n'était pas parvenu à réunir le nombre de signatures nécessaires pour se présenter, il espère pouvoir profiter de la prochaine course à l'Élysée pour faire connaître ses convictions.
« J'ai appris de mes échecs. En 2012, j'avais le soutien de plus de 500 élus, mais le Conseil constitutionnel a refusé de valider certaines des signatures que j'avais reçues au motif qu'elles ne respectaient pas le formalisme souhaité. Je ne commettrai pas la même erreur en 2017. » À raison de 5 à 10 conférences par mois à travers le pays, le président des Clérocrates élargit le socle de ses soutiens (autour d'une centaine de fidèles sympathisants pour le moment).
Une révolution copernicienne
Selon François Amanrich, le vote ne serait plus pertinent, car l'« abstention dépasse la plupart du temps les 50 % ». Lui-même reconnaît ne plus voter... « La démocratie va mal, c'est une évidence. La clérocratie est une alternative salutaire en ce qu'elle garantit l'égalité entre tous les citoyens et permet l'avènement d'une société plus juste. Cela ne s'est jamais réalisé. Dans le système actuel, le peuple ne prend pas en charge son propre destin. »
Le tirage au sort permettrait, par ailleurs, de renouveler la classe politique, car « les élus ne représentent pas sociologiquement la population. Soixante-quatre pour cent des députés et des sénateurs sont issus de l'administration », poursuit-il. Enfin, la « lotocratie » réconcilierait, selon lui, les citoyens et la politique en forçant tout un chacun à s'impliquer dans les affaires publiques. « Il ne s'agit pas de casser le système, mais de le réformer en profondeur », explique le promoteur de la clérocratie.
La question de la compétence
Mais comment s'assurer que les individus « désignés » par le hasard seront bien à même de présider aux destinées de la Cité ? La question revient souvent dans les réunions publiques où il va à la rencontre des Français. François Amanrich y répond de manière simple : « En panachant le tirage au sort avec le vote. »
Le système qu'il promeut n'a, de fait, rien à voir avec la « stochocratie » de Roger de Sizif (un ami de Basile de Koch, membre du très peu sérieux Cercle philosophique d'action contemplative ou CePaCon). « Pour Sizif, le tirage au sort désigne seul les gouvernants. Et peu importe que ce soient des incapables. Je pense que le tirage au sort doit seulement désigner des listes de candidats au sein desquelles les électeurs sont amenés à se prononcer », poursuit François Amanrich.
Conscient de la difficulté de modifier brutalement le régime, le président des clérocrates estime qu'il faudra y aller progressivement. En « élisant » d'abord les élus locaux par tirage au sort, il sera possible, émet-il, de « familiariser n'importe quel citoyen à la gestion d'une collectivité ».
En ne permettant qu'à « ceux qui ont donné satisfaction » (dans une commune d'abord pendant cinq ans puis dans un canton, ensuite) de candidater à un niveau plus élevé de responsabilité, « on se prémunira contre le risque de voir un incompétent accéder à l'Élysée », veut-il croire. Il se garde bien à ce stade de préciser qui décidera de celles et de ceux qui sont jugés dignes de concourir.
Les bienfaits de la loterie
Gil Delannoi relève que « les avantages et les inconvénients du tirage au sort en politique occupent les théoriciens, au moins depuis Aristote. Ce fut un sujet de controverses passionnées dans les Républiques italiennes du Quattrocento ». Dans Justice by Lottery, Barbara Goodwin résume très bien la question, en relevant notamment les avantages du tirage au sort généralement admis :
- un choix qui, échappant à toute intention, empêche la corruption (sauf fraude dans le mécanisme) ;
- personne n'est responsable, ne peut être blâmé ou loué pour le choix ;
- personne ne peut tirer vanité d'avoir été choisi ;
- personne n'a la charge de choisir ;
- tous les participants sont mis sur un pied d'égalité ;
- la procédure est impartiale et équitable ;
- si la procédure peut être répétée de nombreuses fois, le fait même d'être choisi ne produit pas une forte inégalité entre les sélectionnés et ceux qui ne le sont pas.
Et Gil Delannoi d'ajouter à cette liste de bienfaits que « la procédure du tirage au sort est facile, rapide, économique. Elle ne coûte pas cher, que ce soit en énergie, en moyens matériels ou en longueur de temps ». La clérocratie rassemblerait-elle donc tous les suffrages ?
* "La démocratie est morte, vive la clérocratie !", éditions Barré-Dayez, 1999, et "Pour en finir avec la démocratie", éditions du Papyrus, 2007.